Dans Les Filles d’Olfa, Kaouther Ben Hania invente une forme de documentaire vertigineuse, et signe un film sur le cinéma tout autant que sur l’histoire de ces femmes tunisiennes. Après sa sélection en compétition à Cannes et alors que le festival de La Rochelle lui rend hommage à partir du 30 juin, nous avons rencontré la réalisatrice lors de l’avant-première au Diagonal de Montpellier. Le film sortira en France le 5 juillet chez Jour2Fête, et à l’automne en Tunisie chez Hakka Distribution.
Quelle est l’origine du film ?
Ce projet est né en 2016, alors que je terminais mon documentaire Zaineb n’aime pas la neige, et que l’histoire d’Olfa et de ses filles a commencé à être médiatisée en Tunisie. Il y avait là tous les éléments qui m’intéressent : la politique, la transmission, l’adolescence, la petite histoire qui communique avec la grande. J’ai eu envie d’en faire un documentaire et j’ai rencontré Olfa, pour comprendre ce qui s’était passé et la filmer avec ses deux filles cadettes. Mais ça ne marchait pas, Olfa jouait le rôle de la mère éplorée, sa personnalité transformait le film en one-woman-show, ce qui ne restituait pas la complexité de leur histoire. J’ai re-tenté de les filmer en 2017, en imaginant que les cadettes puissent jouer le rôle de leurs sœurs parties, mais ça ne fonctionnait pas non plus. J’ai mis le projet de côté et j’ai tourné L’Homme qui a vendu sa peau [qui a représenté la Tunisie aux Oscars 2021, ndlr].
Et son dispositif particulier ?
Ce qui m’intéressait c’était leur passé, leur éducation et leur enfance, sans passer par le reenactment, utilisé dans les séries documentaires sur Netflix, mais en détournant ce cliché : en filmant des acteurs y compris dans leur rapport à cette histoire. J’ai donc pris des comédiennes pour convoquer les deux absentes, mais aussi une pour faire miroir à Olfa, qui joue à ses côtés. C’était risqué mais j’avais déjà expérimenté ce type de procédé dans mon premier long, Le Challat de Tunis. Quand j’ai réécrit le film à partir de ce dispositif, l’histoire d’Olfa fonctionnait dans sa dimension kaléidoscopique et j’ai pu trouver des financements.
Comment avez-vous pensé à ce double d’Olfa par Hend Sabri, grande star dans le monde arabe ?
La vraie Olfa étant constamment dans l’émotion et l’exubérance, j’avais besoin de rationaliser avec une actrice qui met de la distance. Et c’est Olfa qui a eu l’idée de Hend Sabri, dont elle est fan et qui venait de tourner Fleur d’Alep. Dans ce dispositif où elle joue en côtoyant la vraie Olfa, c’était intéressant de voir comment les barrières de protection de cette grande professionnelle sont peu à peu tombées.
En cela, on découvre presque le making off du film en train de se faire. Aviez-vous prévu cette mise en abyme constante ?
Je filme une réalité qui n’existe pas en dehors du film, justement pour réfléchir sur ce réel.
Et je voulais en effet faire un film qui casse le quatrième mur et qui interpelle le spectateur, en montrant ses coutures, par exemple en montrant des membres de l’équipe comme la maquilleuse. Les acteurs y incarnent des personnages mais réagissent aussi en tant qu’individus : c’est pour cela que je qualifie le film de documentaire. Je les ai prévenus dès le départ qu’au sein d’une même scène, ils pouvaient jouer un rôle et poser des questions. Inversement il est arrivé qu’une fille sorte de sa réalité pour se comporter comme une actrice. Le moment où le comédien – Majd Mastoura, connu pour son rôle dans Hédi, un vent de liberté –, qui incarne tous les personnages masculins, craque en tant que personne est un de ceux où le film m’a échappé, mais qu’il était important de garder au montage.
Mais y a-t-il des scènes que vous avez écrites en amont ?
Olfa m’a longuement raconté toute son histoire, et j’ai retenu les épisodes significatifs que je voulais garder dans le film. J’ai donc conçu la structure en sachant quelles scènes je voulais que la mère et ses filles racontent. Mais c’est un documentaire, c’est leur vie et ce sont leurs mots, avec souvent des souvenirs ou idées imprévues qui sont apparues sur le tournage. En revanche je pouvais souffler des mots aux actrices professionnelles.
Le film ménage un vrai suspense : vous indiquez juste au début que les deux aînées ont été « dévorées par le loup » ?
La symbolique du Petit Chaperon rouge ressemble à leur histoire : grandir, c’est rencontrer le danger, le désir et la sexualité, et c’est la façon dont je voulais raconter cette histoire. L’adolescence me fascine, c’est l’âge de la métamorphose. Et les questions de transmission et d’éducation résonnent au-delà de la Tunisie. En France aussi, nous avons des réactions dans les débats qui montrent que beaucoup de femmes, élevées dans la tradition catholique, se reconnaissent dans le film.
Le film est à la fois poignant mais jamais plombant – il a d’ailleurs reçu le Prix du cinéma positif à Cannes. Était-ce votre volonté de garder de l’humour et de transmettre de l’optimisme ?
C’est surtout grâce aux deux jeunes filles qui rient tout le temps. Le contraste entre leur humour et la tragédie que l’on raconte était passionnant. Ces filles ont une lucidité, une capacité d’autodérision et une force de résilience extraordinaires. Elles n’ont eu aucune éducation féministe, mais ont une façon organique de se défendre. Sans elles, s’il y avait eu seulement la mère, je n’aurais jamais fait le film.
Ces dernières années, beaucoup de cinéastes tunisiens se sont illustrés au niveau international. Peut-on parler de nouvelle vague dans le pays ?
Nous faisons tous des films très différents, mais avons une cinéphilie commune et échangeons beaucoup entre nous. Nous partageons aussi une liberté, tant sur la forme que sur le fond, grâce à l’absence de censure.
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